mercredi 7 août 2013

Québec et le renversement faustien



La dernière fois que nous nous sommes réunis, les contributeurs de ce blog, nous avons convenu d’orienter nos articles de façon à ce qu’ils soient des réponses à des gens bien plus éminents que nous et qui ont l’honneur de publier leurs proses dans des journaux. Ce que vous avez eu la patience de lire de mes derniers posts a été envoyé à Martineau, Facal ou Cornellier, selon le thème abordé (tous m’ont répondu sauf le premier). Quand j’ai terminé l’article ci-dessous, je me suis demandé qui s’intéressait à l’évolution générale de notre société et la réponse s’est rapidement imposée : Mathieu Bock-Côté. Je lui ai donc envoyé ceci :




"Lire Faust est bien. Comme lire Cervantès ou Hemingway. Ce faisant, on en apprend beaucoup sur le monde dans lequel on vit. Mais on ne le change pas. À la rigueur, ça peut permettre de prévoir un peu ce qui s’en vient. Pourquoi lire les classiques? Outre le plaisir poétique que procure Lady Macbeth, il y a la vérité du caractère qui y est dépeint et qui reste valide aujourd’hui. En connaissant bien ce caractère, on pourra prévoir un peu comment va réagir telle ou telle personne à l’action qu’on s’apprête à poser ou à la parole qu’on est sur le point de dire. Faust est l’archétype de l’intellectuel moderne que la connaissance du monde n’a pas satisfait. Je parle de l’intellectuel au sens large, dans toutes les sphères de la connaissance. Il y a le scientifique insatisfait de connaitre les fondements les plus intimes du monde et qui tressaille d’allégresse devant ces cette plèbe assoiffée qui veut en faire un prophète ou un gourou. On invite Hubert Reeves sur le plateau de Marie-France Bazzo pour lui demander ce qu’il pense des accommodements raisonnables… (Quoi, vous ne pensez quand même pas qu’on allait inviter un évêque?) Voilà le scientifique qui non seulement est capable de déchiffrer le monde, mais d’en influencer le cours… C’est Faust. Puis la société technique… Mais ce n’est pas encore suffisant : il faut pouvoir changer jusqu’aux fondements du monde. Et pourquoi donc? C’est-ce qu’il convient d’examiner.
On a remarqué depuis quelques millénaires que l’instinct devait se soumettre à la raison. Il ne s’agit pas de rejeter la raison (ce sont les religieux qui rejettent la raison, n’est-ce pas?), mais de la subordonner à l’instinct. Comment accorder un tel projet avec ce que l’on observe depuis des millénaires? Car enfin, si Platon, Aristote, Lao-Tseu et consort ont si bien insisté sur l’importance de voir l’instinct gouverné par la raison, c’est qu’ils ont pu observer les effets désastreux du contraire. Il s’agit d’une observation quasi scientifique. L’homme est dans un milieu dans lequel il ne peut pas fonctionner bien longtemps s’il laisse l’instinct gouverner. C’est alors le chaos, la barbarie, le désordre et tout ce que vous voudrez. On ne veut pas ça. Cependant, la raison, c’est le leitmotiv de Nietzsche, ça finit pas être un peu chiant. En fait, Nietzsche est l’incarnation de Faust. Ça m’a semblé tellement évident à la lecture de Faust que j’imagine que c’est maintenant un poncif dans le monde intellectuel universitaire que je ne fréquente pas. La raison a permis à Faust d’aller au bout des connaissances scientifiques de son temps. Bien mais rendu là, il se passe quoi? Un ennui mortel!
Faust voudrait libérer l’instinct. Sauf qu’il n’est pas con, il a pu observer ce qui se passe lorsque c’est l’instinct qui prend le dessus. Il ne veut pas être comme cette plèbe qu’il est appelé à côtoyer tout au long du livre, même s’il l’envie… Il sait que le monde ne peut admettre que l’instinct domine. Il faut donc changer le monde… Et c’est pourquoi au bout de la science, il réclame la magie. Pourquoi?
Le surhomme de Nietzsche est l’homme faustien.  Et voilà la quête de l’homme depuis ce temps : transformer le monde, non pas pour pouvoir le dominer (quelle vulgarité!) mais de façon à ce que la raison puisse être subordonnée à l’instinct. Dans le monde traditionnel, les philosophes l’ont remarqué, c’est une question de survie pour l’homme que la raison domine. Il faut donc changer le monde de façon à ce que ce renversement devienne non seulement possible, mais souhaitable. En attendant, il y a le surhomme, déjà capable de vivre et de fonctionner en mettant son instinct au-dessus de la raison dans le monde actuel. Mais attention. Seulement le surhomme!
Les catastrophes surviennent toujours lorsque l’instinct prend le dessus, pas besoin d’être un grand penseur pour le remarquer. Cela arrive généralement lorsque la raison est congédiée. Là est la subtilité. Les paysans que Faust côtoie ont congédié la raison pour que l’instinct prenne le dessus. Cependant, avec Faust, la raison n’est pas congédiée, elle est mise au service de l’instinct. Le surhomme met l’instinct au-dessus sans chasser la raison mais en faisant le la raison la servante l’instinct. C’est la nouveauté. Et la différence entre le gros inculte et l’homme faustien. Si on y va trop raide, ça donne l’horreur nazie, alors il faut y aller plus lentement. Et c’est ce à quoi travaille la société occidentale moderne, et le gouvernement provincial du Québec plus particulièrement : établir une société sur des bases qui permettent que la raison soit au service de l’instinct. Tous les ordres de la connaissance sont mobilisés à cette noble tâche : le droit bien évidemment, mais aussi l’éthique et la science fondamentale, sans oublier toutes les sphères de l’art.
Avant, la société était construite de façon à faciliter la répression des instincts. Ce qu’on veut maintenant au Québec, c’est une société élaborée façon à que les instincts puissent se déployer dans toute leur ardeur sans que l’homme ne dépérisse. C’est ce à quoi est appelé à travailler la raison des plus grands esprits de la société moderne. Il ne s’agit plus de congédier la raison comme dans les sociétés barbares, mais de la prostituer comme dans la société nazie. Cette inversion est dénoncée par les plus anciens sages de l’Ancien Testament : « Les plaisirs ne conviennent pas à l’insensé et encore moins lorsque l’esclave domine sur le maître » (Proverbes 19, 10) Le plaisir n’est pas mauvais en soi, lorsque la raison (le maître) est sollicitée dans cette recherche. Mais l’insensé a congédié la raison. Dès lors, sa recherche de plaisir ne visera qu’à assouvir son instinct (l’esclave). Mais pire encore ("encore moins"), lorsque la raison (le maître) n’a pas été congédiée mais subordonnée à l’instinct (l’esclave) : « lorsque l’esclave domine sur le maître ». C’est à ce renversement que les meilleurs esprits de notre société sont appelés à travailler.
L’exemple de la gestation pour autrui que soulève mon collègue Daniel en est un exemple assez éloquent. Une femme veut s’accomplir professionnellement, alors elle mène une carrière enviable d’une vingtaine d’années dans le milieu des finances, remportant plusieurs fois le titre de femme-entrepreneure de l’année. Pas question d’enfanter avec son horaire de 70 heures par semaine. Puis l’instinct maternel se réveille alors qu’elle est âgée de 55 ans. Elle devrait normalement « se faire une raison » et accepter l’impossibilité d’une telle chose. Mais ce serait mettre la raison au-dessus de son instinct. On ne veut plus cela. Il faut que l’instinct l’emporte. Alors on va utiliser la raison, via la science biologique, pour rendre possible ce que son instinct lui commande. On va utiliser la raison pour établir une éthique qui puisse justifier une telle fécondation (en niant évidemment la réalité pourtant évidente de l’individualité de l’enfant). On va utiliser la raison pour rénover le code civil de façon à ce qu’il puisse admettre un tel article sans en contredire d’autres. On va utiliser la raison de façon à ce que l’on resitue la réalité humaine dans l’ensemble du cosmos pour qu’une telle opération soit admissible. On va utiliser la raison pour créer des personnages de téléromans admirables auxquels on puisse s’identifier. Il me semble que telle est la motivation de presque toutes les réformes qu'on a enclenchées ces dernières années.
Faust finit mal (Nietzsche aussi). On peut penser que Goethe ne souhaitait pas qu’advienne ce qu’il a décrit. Tous les profs savent que la prévention est toujours un peu un incitatif. Il n’y a que les prophètes qui puissent changer le cours des choses par leurs écrits. Ils en paient généralement le gros prix.

Et dire qu’on se cherche un projet de société… Je propose qu’on reprenne les affiches de l’Équipe du Tonnerre. On pourrait enlever la main qui tient l’éclair et la remplacer par le mot « L’instinct ». Resterait à enlever le « s » à « Maîtres » et on serait pas mal « s’a coche »."

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